Anne dit/
Marina dit/
Elle entre dans le musée, d'un pas vif et discret. Du pas de
qui descend juste de son vélo, les joues rosies par l'effort et par le vent
frais, dans les descentes. Du pas de qui est un peu en retard. Elle traverse
les premières salles, hautes et claires. Murs blancs et lumière zénithale. Les
autres élèves sont déjà éparpillés, installés devant les œuvres, seuls ou en
petites grappes, assis par terre ou sur des pliants. En passant, elle salue
d'un sourire rapide ceux dont elle croise le regard. Elle ne voit pas Myriam, la
professeure de dessin, probablement déjà occupée à prodiguer ses précieux
conseils dans une autre salle, à l'étage ou au sous-sol.
Elle s'installe à son tour, devant cette bacchante, dont
elle cherche à reproduire la danse depuis plusieurs semaines déjà. Un bronze
d'Antoine Bourdelle. Une vieille femme massive et difforme, saisie par
l'artiste dans une torsion improbable, un incroyable mouvement, ivre, en
transe, semblant chercher l’oubli. Oublier on ne sait quoi, mais oublier
absolument, oublier jusqu'à la grimace, oublier jusqu’à se détruire, parce
qu'en réalité, il est impossible d'oublier à ce point, au point où elle le
voudrait. Alors, elle boit plus encore, elle danse plus encore, et elle chante,
et sa bouche est grande ouverte et déformée par ce chant – ou ce hurlement,
peut-être. Aujourd'hui, Jeanne s'assied un peu à distance de la statue, à même
le sol, en tailleur. De là où elle est, elle s'épargne le dessin du visage
grimaçant et hurlant, yeux vides et sourcils froncés, qui l'effraie à chaque
fois qu'elle ose le regarder vraiment.
Elle sort ses crayons, pose son bloc sur ses genoux,
commence à dessiner. C’est toujours difficile au début, l’écart entre ce
qu’elle voit et ce qu’elle dessine. Ce mouvement qui semble insaisissable. Elle
dessine. Et elle pense à sa grand-mère. Sa grand-mère qu’elle a toujours connue
droite et contenue, au contraire de la bacchante, mais tout aussi prisonnière. Prisonnière
des convenances et d’un deuil interminable. Oubli impossible, oubli interdit.
Payer chaque jour le prix d'être celle qui reste.
Elle crayonne toujours, mais ses pensées l’occupent trop et
ça ne donne pas grand-chose. Elle doit sans cesse refouler une immense vague de
découragement. Elle la sent dans sa poitrine, qui affleure, prête à lui faire
baisser les bras, poser le crayon, s’enfuir. Myriam s’approche et se penche par-dessus
son épaule pour observer le croquis en cours. Pendant quelques secondes, son
regard va de la statue au dessin, du dessin à la statue. Ces quelques secondes sont
une éternité pour Jeanne. Suffisantes pour imaginer mille remarques cinglantes,
mille jugements destructeurs. Mais rien de tout cela ne vient. Elle dit juste :
« Tu devrais t'intéresser aux vides, à ce qu'il y a autour. Prendre
l'image en négatif. » Et encore : « Le plein naît du vide. C’est
là qu'est le mouvement. »
Jeanne regarde à nouveau la statue, ou plutôt, maintenant, les
formes abstraites que le bronze vert profond dessine sur le mur blanc. « Le
plein naît du vide, pense-t-elle. Bien sûr. Comme le oui naît du pouvoir dire
non ou comme la souplesse du cadre… Et aussi, la possibilité de changer
de cap du fait d'avoir un cap. » Elle baisse et lève alternativement la
tête, très vite, sans y penser. « Parfois… changer de point de vue… regarder
ce qui se passe ailleurs… »
Son crayon glisse sur la feuille, plus libre et plus précis
à la fois. Encore un petit temps, et les pensées s'envolent. Une courte mélodie,
sans cesse répétée, vient les remplacer. Elle sait qu’elle la connaît, sans réussir
à la reconnaître. Ça n’a pas d’importance. Elle laisse filer. Bientôt, de toute
façon, elle n'entend plus que le crissement de la mine sur la feuille. Très
fort. Comme le frottement entre elles des feuilles d’un arbre, dans les bourrasques. Comme une
foule entière qui chuchote autour d’elle.
Le temps passe et elle ne sait pas dire combien. Elle se
rend compte tout à coup que le musée est vide, le cours est fini, les autres
sont partis. C'est comme si elle se réveillait... Elle observe longuement son
dernier dessin. C'est mieux, pas encore ça, mais c'est mieux. Elle s'est
approchée du mouvement, la danse de la bacchante ne lui paraît plus si loin. Elle
décroise les jambes, se met debout, malgré les picotements. Elle s'est levée
trop vite, la tête lui tourne un peu. La petite mélodie ressurgit tout à coup.
Ses mots se précisent. Elle reste là encore quelques secondes, plantée devant
cette femme de bronze, qui l'attire et la dégoûte à la fois. Puis, elle se
tourne doucement et se dirige vers la sortie. Arrivée à la porte, elle fait
brusquement demi-tour, revient sur ses pas, en courant presque, se hisse sur la
pointe des pieds, enlace la statue et glisse à l'oreille de bronze cette phrase,
maintenant distincte, cette phrase, qui frappe souvent à sa porte, cette phrase
d'un slow mythique – huit minutes, celui où on espérait fiévreusement dans la
pénombre être choisie par le garçon qu’on préférait alors. Cette phrase: « There's
still time to change the road you're on. » Puis elle file vers la sortie,
en ajoutant pour elle-même, dans un murmure : « Même pour un jour. Même pour la dernière seconde. »
Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez.