lundi 31 mars 2014

"Elle sait que cela n'est pas une bonne idée : demander à une personne de se calmer, c'est la rendre plus nerveuse encore."



Marina dit/




Anne dit/







































Il était maintenant face contre terre et se débattait de tout son petit être musclé. Elle n'entendait plus les sons, tout était brumeux, et l'extrême colère qui l'habitait quelques minutes auparavant avait complètement disparue, emportant avec elle tout le reste de l'énergie qui la tenait debout.
Etait-ce bien son petit garçon à elle qui hurlait à travers tout le supermarché de son cri le plus strident ? Elle tomba à genou à côté de lui. Tous les deux au sol, sur le carrelage froid, au milieu du rayon chocolat et bonbons, au milieu des clients indignés de voir cette mère et son vilain petit garçon. Ce petit et sa comédie, ce petit et sa mère qui ne savait pas l'éduquer, ce petit et sa mère qui… Moi, jamais, de mon temps, ah non…C'est incroyable comme les jeunes parents ne savent pas s'y prendre avec leurs enfants… Moi, je lui en aurais mis une bonne et je vais vous dire c'était réglé, hein, il ne moufterait pas...

Roxanne sentit un frisson lui traverser l'échine, un air glacé. La glace de ces vieilles commères qui savaient tout mieux que tout le monde. Et surgie du passé, la glace de sa mère, de ses jolis tailleurs propres et beiges, de sa taille fine, de sa tête haute. Sa mère qui avait eu si peur qu’elle se tienne mal et qu'elle lui fasse honte. Sa mère pour qui elle s'était escrimée à être la petite fille la plus sage du monde. Sa mère dont elle n'avait pas goûté les bras : le délice de cet abandon contenu jusqu'à sentir deux petites ailes pousser là, au creux des épaules, et l’appel du large.
Elle se souvint de ce visage maternel, quand elle-même avait fait le grand pas, et des paroles assenées : ne pas trop se fatiguer, ne pas le gâter, lui coller une tétine s’il faisait des caprices et se réjouir le jour où enfin il ferait ses nuits. Elle avait oublié de lui dire d’admirer ses longs regards qui sembleraient venir d’une autre dimension, de sentir son odeur sucrée, d’écouter sa respiration et ses adorables petits sursauts dans le sommeil ; ça et toutes les autres choses minuscules et sans importance.
Elle se souvint des puéricultrices, de leurs conseils qui avaient sonné comme des ordres pour qu’elle leurs confie son bébé la nuit : Madame, il faut vous économiser ! Et les nuits sans lui, à oublier que ses seins se gorgeaient d'amour, à oublier qu'elle aurait juste voulu coller son petit corps contre le sien. Ces nuits à oublier qu'elle n'osait pas, ces nuits pour ne plus jamais oser devenir la louve qu'elle aurait pu laisser surgir du fond de ses tripes. Adieu louve et tripes, bonjour air glacé, merci Maman.

Il s'était mis debout à côté d'elle, il la regardait de ses grands yeux délavés, les joues piquées de rouge, le nez laissant couler un peu du liquide transparent jusqu'à sa bouche. Ses grands yeux inquiets et surpris de la voir à terre, laisser couler ses larmes, lâcher les armes et le rejoindre au meilleur endroit où l'on puisse se tenir après tout dans un supermarché. Pour voir le spectacle des chariots qui passaient, remplis des caprices de l'un et des nécessités de l'autre, remplis de la vie des gens, elle-même remplie par cette quantité de produits inutiles et indispensables.
Elle l'attrapa contre elle comme une chatte, et s'adossa aux dizaines de plaquettes de chocolat qui trônaient dans le rayonnage. Elle tourna la tête vers la perspective en long qui avait l'air soudain de vomir des kilogrammes de sucre et de friandises criardes ; les couleurs saturées, les papiers brillants, les paquets entassés.

Elle se revit quelques minutes auparavant, guidant son chariot d’un pas rapide, se dépêchant de le remplir de tous les repas équilibrés de la semaine : les légumes les fruits et les laitages, la pub du ministère, la bonne conscience et le devoir d'être en bonne santé. Et son petit garçon qui voyait échapper à ses mains tout les trésors qu’il apercevait: les attraper ces gros yoghourts au chocolat, les engloutir, courir partout et grimper sur les caisses… Je peux descendre Maman ? Et son mari qui l'attendait dans la voiture, et se dépêcher, et non non non, je t'ai dit non… Je peux descendre Maman ? Non c'est non, ça suffit et si tu continues ça va mal aller… Maman ? Attention, méfies-toi… Maman ? Et puis son fils par terre qui hurlait, et la honte, et hurler plus fort que lui, et le faire taire, pitié le faire taire, pitié, tais-toi !

Elle le sentait maintenant contre elle qui pleurait doucement, hoquetant encore les larmes qui l'avaient secoué.

-Ça te donne envie tout ça, hein, mon chéri?
-Oui maman. Très envie.

Elle se releva, lui tendit la main, il répondit d’un sourire gourmand, le visage mouillé. Leurs mains s’agrippèrent, ils se dirigèrent vers les portes automatiques de la sortie. Laissant au milieu du rayon leur chariot, abandonné.



 Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de La solitude du vainqueur de Paolo Coelho.


lundi 24 mars 2014

"Ils allument leurs cigarettes."

Anne dit/


Elle alluma sa quatorzième cigarette, la nuit était complètement tombée maintenant. Elle grelottait par intermittence dans sa petite tenue d’été et pensait au délice que cela serait d’enfiler un gros pull et un jean. Elle attrapa la bouteille au milieu du cercle et laissa l’alcool sucré couler longtemps dans sa gorge. Elle essuya sa bouche du revers de sa manche et glissa un œil vers Thomas, qui riait à l’autre bout du cercle.
Son rire sonore, franc, autoritaire. Les jeunes types postés autour, qui riaient juste après lui, comme s’il avait validé l’humour de la blague et autorisé que tout le monde y réagisse bruyamment. La pluie et le beau temps. Pour elle, surtout la pluie. Et le soleil brûlant.
Il ne la regardait pas, il ne la regardait jamais.  Elle devinait pourtant son odeur, de mémoire, cette odeur de lessive de bon petit garçon. Et puis un peu de poivre et de cannelle. Cette odeur dans laquelle elle aurait été prête à mourir si elle avait dû l’asphyxier, cette odeur qui ressemblait au paradis. Et à l’éclosion de deux mille papillons dans son ventre.
Il ne la regardait pas. Même pas en coin, même pas à la dérobée. Elle avait juste l’air de ne pas du tout exister pour lui. Existait-elle un peu pour lui ? Se souvenait-il ?
Le froid se fit plus sec, et ils avaient improvisé un petit feu de bois. Ca sentait les pins et les rires se faisaient  plus gras. Elle même sentait que des mots qu’elle ne voulaient pas dire sortiraient bientôt de sa bouche. Bientôt elle pourrait rire et pleurer, aimer le monde entier, et faire des confessions compromettantes. Et demain, comme chaque fois, elle aurait un haut le cœur à l’idée de toutes ces impudeurs. Pourtant, rien ne valait cette liberté qu’elle goûtait, cette franchise conquise au prix de quelques décilitres de mauvaise sangria.
Mouvement de groupe vers la mer. Allez, on va se baigner.
Elle suivit et s’agrippa au bras d’une d’elles, une de celles qui sans doute intéresseraient toujours plus Thomas qu’elle, aurait une meilleure répartie, de plus jolis seins et des baisers plus experts. Elle ne savait rien de l’amour, juste qu’elle voudrait tout apprendre de lui, fondre dans ses boucles brunes, mordre ses joues et ses avant bras, embrasser ses yeux et chacun des petits grains de beauté qui parsemaient délicieusement son corps.

De manière désorganisée, ils dévalèrent la pente des dunes de sables, trébuchant et riant, jetant leurs vêtements au hasard. Chacun s’approchait à son rythme de l’eau, les filles osant dénuder leur poitrine et courir en riant. Les garçons exhibant leurs fesses blanches et rondes. Elle délaça juste ses baskets.
La force des vagues lui fit peur, elles éclataient avec fureur. La bouteille circulait et chaque gorgée l’aidait à remplacer ses tremblements par une ivresse qui anesthésiait doucement son corps. Elle s’approcha du rivage pour sentir le froid lui lécher les doigts de pied. Dans la nuit, la mer était noire, profonde, inquiétante. Elle pourrait l’engloutir. Comment ça serait de se laisser anéantir dans ce bain? Serait-ce si inquiétant que ça ?
Elle chassa cette pensée fascinante et se tourna vers les dunes derrière elle. Elle vit alors qu’il s’éloignait d’un pas vif. Fuyant le groupe, et attirant avec lui une des filles. Elle se concentra sur la silhouette féminine que la joie animait de charmants soubresauts. Elle avait l’air si libre, elle riait en jetant sa tête en arrière. Marie devina la perfection de ses dents blanches, elle devina la finesse de sa taille dans ce pull où elle aurait eu l’air d’un éléphanteau maladroit. La jalousie mordit son cœur. Et le chagrin répandit son eau tourmentée dans chacune de ses cellules. L’eau noire lui parut  soudain un supplice moins cruel.

-Marie ?
Elle se retourna.
-Maxime ?
Il s’approcha d’elle : elle se sentit brumeuse, ailleurs… Pas envie. Elle le regarda de nouveau, surprise de son manque d’attention pour lui. Elle le connaissait depuis toujours et depuis toujours quand il lui parlait, elle avait peur de s’ennuyer.  Elle se décida à l’observer. Pour la première fois.
Un peu ordinaire, comme elle l’était sans doute, des yeux noisette derrière de petites lunettes en écailles. Des dents désordonnées, une bouche trop fine, une banalité douce et finalement un peu charmante. Des yeux tristes. Des yeux très tristes. Elle se sentit émue par la sincérité de cette tristesse.
-T’as le cœur mordu toi aussi ?
Il paru décontenancé.
-Euh, oui.
L’ivresse continua de lui délier la langue.
-Et toi, de qui t’es amoureux ?
Solidaire tout à coup de ce vieux compagnon d’enfance qui devait vivre les mêmes méandres qu’elle.
-Tu veux savoir ?
-Oui, dis toujours, je pourrais te donner des conseils, on ne sait jamais.
-De toi.
Une vague éclata et la fit douter quelques secondes de ce qu’elle venait d’entendre. La surprise éclaira son visage.



Marina dit/








Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de La douleur  de Marguerite Duras.
 

lundi 17 mars 2014

"Va dire tes messes à Worms et rendez-vous dans neuf mois."

Marina dit/
 
























Elle marche lentement. Elle plane un peu. Elle est si détendue. Le massage… Et la chaleur, sans doute. Un peu moins forte qu’en début d’après-midi. Le soleil est plus bas. Le trottoir est à l’ombre maintenant. Il y a même par instant une brise chaude, comme une caresse. Courte caresse. Mais dans ce tout petit début de vent qui se lève, elle sent l’orage qui s’annonce. Elle l’espère, en tous cas. Elle ne se dépêche pas pour autant. Avec la chaleur de ces derniers jours et son ventre arrondi, elle fait tout au ralenti.
 
Quand elle arrive au bout de la rue, la brise est plus fraîche, plus continue. Le ciel s’est assombri, ardoise.

Elle offre son visage aux premières gouttes de pluie, tièdes, généreuses et fait un pas de côté pour se réfugier sous l’auvent en toile d’une terrasse de café. On l’invite à s’asseoir.

Elle n’essuie pas l’eau qui coule sur ses joues. La laisse suivre le chemin des larmes, jusqu’à ses lèvres. La goûte. C’est moins salé.

La pluie est forte maintenant. Elle forme un rideau, presqu’un mur à l’extrémité de l’auvent. On ne voit presque plus la rue. Autour d’elle, les gens ont d’abord parlé un peu plus fort pour s’entendre, malgré le bruit de l’eau qui claque, qui ruisselle. Puis, devant la puissance de l’orage, tout le monde s’est tu, tout le monde écoute. Ça gronde, ça craque. C’est tonitruant. Et délicieux.

Ça lui rappelle ces nuits d’été. Elle a six ans et elles sont dix, sous la grande tente bleue. D’abord, la pluie fine sur la toile, comme un feu qui crépite. Puis, quand l’orage grossit, les pans de la tente qui s’envolent. Voir le paysage apparaitre dans un éclair, comme en plein jour. Peur, peur, peur !

Ça lui rappelle une averse de grêle sur une plage bretonne. Pas moyen de s’abriter. Sa mère, qui essaie de la couvrir avec son pull. Les grêlons, qui lui griffent le visage et les mains. Sa peau rougie, qui brûle encore longtemps, après qu’elles soient rentrées.

Ça lui rappelle des torrents boueux, gonflés par des pluies diluviennes. Au nord de l’Italie. Chaotiques dernières vacances en famille… Et au Pérou, aussi, quelques années plus tard. L’eau qui bondit de pierre en pierre, qui s’écoule sans cesse. Fascinante. D’une puissance qui fait retenir son souffle.

Ça lui rappelle les cascades grandioses d’Iguaçu. La chaleur moite de ce jour-là. La sueur sur la peau, qui se mêle à la fine bruine qui émane des chutes, quand on s’approche.

Ça lui rappelle les rues inondées d’une ville argentine. Eux, ruisselants, joyeux. La course jusqu’à l’hôtel. L’amour pendant l’orage.

La pluie s’arrête soudain, comme elle a commencé. L’auvent goutte encore une peu, mais le ciel est déjà clair. Lavé. La main sur le ventre, elle rassure intérieurement le petit être dedans, qui s’est remis à gigoter. Oui. Tout va bien. La vie c’est comme ça parfois. Un gros orage, et puis s’en va.



Anne dit/ 






































Il sent une vague de culpabilité l'envahir en entendant les bruits sourds des sautillements de sa fille raisonner sur les dalles de l'église. Il se tourne vers la nef, arraché à un état de rêverie dans lequel il s'est totalement absenté. Le lieu est vide et profondément paisible. Il y a là une épaisseur de silence, qui donne la sensation d'une matière autonome, qui existera toujours et indépendamment de tout.

Il laisse cette matière s'immiscer dans tout son corps. Les chansonnettes que fredonne sa petite se fondent dans l'écho des hauteurs grises. Elle va et vient sur l'allée centrale, occupant ce lieu comme s'il lui appartenait, sans aucune prétention de propriétaire pourtant, comme elle aurait couru dans une forêt, cherchant à en découvrir tous les secrets.

Se retrouver dans cette église où il est venu tant de fois, les samedis, les dimanches, Noël et Pâques, les innombrables mariages, les naissances et les morts... Jean en reconnait tous les détails et les recoins, parfaitement inchangés. Au fil des années, elle était devenue une antichambre de sa famille et il n'y a plus mis les pieds depuis cinq ans. Ça ressemble à une éternité d’absence, il a tout oublié. Tout lui revient pourtant brutalement avec une familiarité saisissante. Ses sensations de petit garçon, debout le temps de chaque office, les jambes un peu raides et douloureuses, avec la fierté de se tenir bien, comme on le lui a dit. Comme son père, comme ses frères, comme ceux qui font chaque fois la preuve d'en être capable. L'odeur des bougies, l'émotion des cantiques, les prières chantées mille fois. Celles qu'il récite sans y penser, celles qui lui font monter les larmes aux yeux tant son petit cœur est transporté par les mots et l'espérance, par le sentiment d'appartenir à la communauté des hommes, relié au reste du monde et à un Dieu si grand. Ils reviennent aussi, les regards réprobateurs de ses tantes. Elles lui offrent des mines indignées chaque fois qu'il pouffe de rire aux gesticulations appliquées de son copain installé quelques rangs devant lui. Les interdits, les pêchés, les tiens toi bien, les t'as pas honte. Et ce Dieu qui voit tout et qui sait tout.



-Papa, c'est qui lui ? Pourquoi il est tout nu ? Pourquoi il a l'air triste ?

Du haut de ses quatre ans, Salomé le regarde de ses yeux immenses, prêts à tout. Puis elle fixe à nouveau la croix et l'homme crucifié, presque nu.

Il ne lui a jamais parlé de tout ça. Il n'a jamais su quoi lui dire et avec quels mots.

-C'est Jésus.

-Ah. C'est qui ?

-C'est...quelqu'un. Et là, il a l'air triste, parce que…parce qu’il est en train de mourir et il est tout nu parce que…dans son pays, à son époque quand on mourrait de cette manière, c'était comme ça et...



Non, il ne va pas dire à sa fille que cette croix est un instrument de torture d'il y a deux mille ans. Et que des millions ou peut être des milliards de personnes en portent depuis le symbole autour du cou  pour s'en souvenir. Se souvenir qu'il a souffert parce qu'il nous aime et pour que nous soyons sauvés. Il se souvient comme il cherchait à trouver comment il devrait souffrir pour prouver à ses parents qu’il les aimait, en se demandant s'il devrait mourir lui aussi pour les sauver.



-Papa, et elle c'est qui ?

Elle va plus vite que lui.

-C'est la Vierge Marie.

-C'est quoi vierge ?

-Euh…c'est ce qu'on disait à l'époque quand une femme n'a pas encore fait de bébé.

Sa réponse lui parait totalement absurde, et il se demande si elle va s'en satisfaire.

-Mais Papa, elle a un bébé dans les bras.

-Oui Salomé, alors en fait c'est juste Marie. Mais à l'époque, il y a des gens qui avait peur de comment on fait les bébés alors, ils ont préféré l'appeler Vierge Marie.

-Ah. Papa, comment on fait les bébés ?



Elle aperçoit sa mère qui rentre dans l'église et court vers elle de toutes ses jambes. En criant. Seule au monde. Jean se dit qu'à la différence de lui, Salomé n'a pas appris qu'on a jamais le droit de faire de bruit. Pas dans une église, pas trop ailleurs non plus.

Il les entend rire toutes les deux, libres comme des oiseaux dont les chants se répondent. Il leur en veut un peu, d'être si libres. Il s'assoit au premier rang, comme il aimait le faire petit garçon, quand ça n'était pas son tour de faire le service auprès du curé. Il revoit les gestes, il se répète les mots. Il pourrait pratiquement dire une messe de mémoire, comme une comptine qu'il a apprise sans le vouloir. Il se remémore ses remords d'enfant, son cœur serré à l'idée de ses petits péchés commis, d'avoir envié son meilleur copain plus fort que lui à la course en sac, d'avoir piqué les bonbons de son grand frère dans sa cachette, d'avoir eu envie de frapper son père quand la rage de l'injustice l'envahissait. Sa crainte tout à coup d'être mauvais, mal aimé, incompétent pour devenir celui qu'on attendait qu'il soit : parfait, sans faille, joli et poli. Les mots qui le terrorisaient, le mystère de l’enfer, la fascination des flammes. Et la honte diffuse qui s'écoulait en lui, comme du miel trop sucré dans du thé réchauffé, et qui le laissait longtemps poisseux. Une honte presque recherchée, parce qu'elle pourrait peut être le racheter un peu.

Je ne suis pas digne de te recevoir, moi, pauvre pécheur…tous les pécheurs dont je suis le premier. Quand il entendait ces mots, Il s'imaginait toujours une lutte soudaine dans l'assemblée pour être le premier pécheur, le pire. Bataille de contrition, prouver toute sa grande faute, son indignité. Les vieilles dames avec leur sac à main vernis et leurs sourires de circonstances, et les messieurs d'habitude si distingués qui se vautraient dans une guerre animale obscène pour obtenir le prix des pires horreurs commises. Mauvaises pensées. Mais ça le faisait rire.

Les cris de Salomé le tire à nouveau de ses souvenirs et il sent une vague nausée. Nausée des regrets. Il déteste tout cela, et il regrette d'avoir perdu tout cela. Il déteste tout cela et tout cela lui manque : les chants, l'odeur des bougies, les larmes aux yeux, l'assemblée des hommes.

Il sent la main de Fatima qui appuie contre sa nuque, elle s'assoit doucement près de lui. Il aperçoit le crâne chevelu de son fils, qui dort le visage enfoui entre les seins de sa femme, qui ont l'air de déborder de douceur, d'envelopper l'enfant dans un parfum délicieux, sucré-salé de lait et de transpiration. Elle le regarde avec une bienveillance qui le surprend toujours. Longuement. Il sait qu'elle devine les secousses de son cœur. Elle paie ailleurs la même facture que lui.



-On y va?

-Il est temps, oui.



Le bruit de claquement d'une des portes de l'église : ils ne sont plus seuls.

Le petit homme se signe sans avoir l'air d'y penser, et marche rapidement vers l'autel, affairé. Leurs chemins vont juste se croiser.

-Bonjour Monsieur !

Salomé se plante devant lui, et absorbe cet homme de toute son attention. Le jeune curé que Jean ne connait pas, a l'air plongé dans des pensées soucieuses. Ses yeux froncés semblent rarement laisser place à un visage détendu. Il se demande comment celui-là a atterri ici ; il doit avoir six ou sept paroisses à sa charge, des dizaines et des dizaines de fidèles et toute sa solitude à supporter dans cette campagne aride et annexée par des riches parisiens qui se font rares. Soucieux et morne.

-Vous avez l'air triste vous aussi.

Salomé a prononcé ces mots avec la fraiche clarté de sa voix, chaque mot ressemble à une question. Elle s'arrête deux secondes. Jean retient presque son souffle, cette clarté le désarçonne toujours. Et son visage enfantin qui se laisse mouvoir instantanément par l’esprit de celui qu’elle regarde. Un air de malice rallume ses yeux de chats, un tout petit chat qui aurait en lui une sagesse millénaire. Elle montre la croix au fond de l'église.



-Mon papa il m'a expliqué. Mais vous savez, vous n’avez pas besoin d'être triste. C'est parce que lui il est mort, mais pas vous. Vous serez mort peut-être un autre jour ? Mais pas aujourd'hui. Alors.



Et elle marche tout droit vers la sortie. Ni trop vite ni trop lentement. En tournant juste quelques fois sur elle-même. En poursuivant sa danse et ses comptines.


Qui a dit que la vérité sort de la bouche des enfants?



Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de Le Diable et le Bon Dieu de Jean-Paul Sartre.

lundi 10 mars 2014

"Pour le midi, chacun prenait un morceau de pain avant de partir, que nous bourrions à volonté de fromage et de charcuterie."


 Anne dit/

 




































La matière dans ma bouche des pâtes alphabet dans le bouillon de poule lyophilisé.

Les boules coco, croquantes à l’extérieur, molles comme du chewing-gum à l’intérieur, qui crissent sous mes dents comme la poudreuse sous mes chaussures.

Les bonbons, mangés à même les bacs, au Mammouth de Villebon avec mon père, le rayon au poids qui ressemble au Paradis.  La fois où le vigile est venu lui dire qu’on avait été repéré par les caméras de surveillance et qu’il fallait arrêter de se servir comme ça. J’ai découvert l’existence fascinante de cette surveillance. Et la joie inaltérable de mon père face au vigile.

Les œufs brouillés dans un champ en Yougoslavie. Nous, les deux filles, grelottant fourrées dans les sacs de couchage et notre mère qui cuisine, les cheveux  en bataille dans un vent de tempête.

Les glaces vanille-dégueu à Moscou, entre le chute du mur de Berlin et celle de la statue de Lénine, les mêmes à travers tout le pays, l’unique parfum vendu dans chaque boutique de glace rencontrée. Et le délice des Sunday homologués, cacahuète et caramel, à la gare du Nord, dégustés juste descendus du train qui a voyagé trois jours pour nous ramener.

L’énorme boite de carambar caramel, la même que dans les boulangeries, offerte par un ami un peu fou, un peu clochard, un peu pataud et mystérieux de mon père, l‘unique fois où il vint dîner chez nous.

Les caramels fabriqués maison, en fait juste un mélange d’eau et de sucre, bruni dans la petite casserole en inox et coulé comme des pièces sur le grand papier aluminium, avec les ingrédients éternellement manquant de la recette : glucose et autres mystères pharmaceutiques.

La saveur chimique des vitamines, sucrée, dans ce petit flacon métallisé décoré de pastilles multi-couleurs, le jaune vif du sirop qui sort de l’orifice du bouchon quand on appuie dessus, posé dans la cuisine, dont je me sers secrètement sans passer par la cuillère.

Le succédané de réglisse dans la Lisopaïne, et le citronné des pastilles de Solutricine.

Les grands papillons en guimauve, achetés à la librairie en haut de la résidence avec les deux francs volés dans le porte-monnaie en cuir, saupoudrés de farine, avec leurs couleurs pastels et une odeur de fête foraine.

Etre malade pour avoir de la purée Mousseline et du jambon haché.

Etre malade pour manger des pommes râpées et des bananes écrasées.

Les michokos à l‘envers, caramel dehors chocolat dedans, vendus uniquement chez Marks & Spencer, qui collent au dents quelques minutes avant de délivrer ce délicieux chocolat caché au milieu.

Faire la queue en camp de vacances pour acheter, le dimanche, quelques bonbons qui durent le temps de les manger tous à la suite.

Les beignets abricot sur la plage de Biarritz, le jeune vendeur en marcel, peau doré, qui crie à travers toute la plage en portant son cageot: « Beignets abricooooot, Beignet abricooooot ». Le croquant du sucre et des grains de sable, le mélange de la confiture d’abricot, de l’huile frite et du sel que la mer a laissé sur mes lèvres.

Les sandwichs beurre-chips dans la salle hors sac de la station de ski, les pieds serrés dans les énormes chaussures, la neige qui fond encore sur les moufles à peine enlevées.

La soupe délicieuse, garnie de plantes aromatiques inconnues, de légumes et de viande mijotée, dans la campagne russe, tréteaux en bois, tablée festive, entre chien et loup, lumière dorée, chants du soir, mon assiette fumante.

La brioche qui inaugure le printemps, chez ma tante à Yerres, tous les cousins autour de la table en formica bleu ciel de la cuisine, qui attendent leur part moelleuse et beurrée, et espèrent trouver la pièce de cinq francs déposée comme fève dans la pâte levée.

Les sandwichs jambon-beurre-cornichons de la piscine découverte de Palaiseau, achetés au cabanon niché au fond de la grande pelouse, après des heures de jeux dans l’eau chlorée, la peau des doigts un peu plissée, les lèvres bleues, les cheveux qui goutent sur ma serviette et dans mon dos, le régal incongru de ce goûter salé.

Le beurre frais du matin dans un gîte rural attenant à la ferme où je passe mes journées à me faire manger l’anorak par des cabris dans leur enclos.

Le poulet grillé sur un barbecue bricolé par mon père au bord de la cascade, ce goût sauvage et unique, l’impression de vivre quelque chose d’exceptionnel.

(...)


Marina dit/











Elle se souvient de ce sentiment étrange, à chaque fois.
Ce pas lent, régulier, économe.
Juste avant, c’est l’agitation du départ.
Les allers retours à la tente pour aller chercher les lunettes de soleil ou le chapeau ou la crème solaire ou…
La répartition des vivres pour les deux jours dans les sacs à dos. Remplir sa gourde d’eau fraîche.
Les cris, les rires, la course.
On a un peu froid parce que c’est le matin tôt, mais qu’on est quand même en short, parce qu’on va marcher.
Juste avant, c’est désordonné, joyeux, sautillant.
Et puis, on s’aligne au bord du chemin (le plus petit devant et longtemps, ça avait été elle) et  on se met en marche.
Sans transition. De l’agitation du départ au pas de la marche.
Ce pas
lent,
régulier,
économe.
Elle a du mal à nommer vraiment ce que ça lui faisait, à chaque fois. Cette rupture. 
Ce rythme inhabituel, méditatif.
Lent, régulier, économe.
C’était comme une surprise teintée de l’impression de faire un truc discrètement absurde. 
Et à la fois, c’est doux.
Ce pas lent, régulier, économe,
alors qu’on n’est même pas encore fatigués.


Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de L'origine de la violence de Fabrice Humbert.