Anne dit/
Le jeune homme était essoufflé et tout ému.
A l’entrée de l’hôpital, il cherche mi-hagard, mi-survolté,
qui interpeller.
-Ma femme dehors dans la voiture, elle ne peut pas marcher.
Puis, il a l’air de murmurer en criant. Aucun mot ne sort de
sa bouche.
-Elle est blessée, monsieur?
-Non, je ne crois pas. Elle…, elle accouche.
Deux brancardiers des urgences s’activent avec efficacité.
Je les vois traverser le hall quelques minutes plus tard en
sens inverse, avec une femme, enceinte en effet, on dit même parturiente dans
sa situation. En la voyant, je me redis à mi-voix ce mot, que je trouve toujours
bizarre. Il ne lui ressemble pas, la tête renversée en arrière, les cheveux
mouillés de transpiration, le visage aussi détendu qu’il était sans doute
crispé quelques secondes auparavant.
Le jeune homme suit en courant, les bras chargés de sacs, son
visage cherchant à se hisser au dessus pour ne pas perdre de vue la trajectoire
de sa femme, qui pourrait disparaître soudain derrière une porte. Je les perds
de vue.
Les allées et venues des malades en attente n’ont pas
cessé. Dans cette petite clinique de province, il y a de tout, à toute heure.
Parfois rien, parfois trop, j’oriente, j’enregistre, je vois passer les drames,
je consigne la mort, je vois fuser le soulagement et la joie, j’aperçois le
début de la vie. Ce matin c’est plutôt tranquille, un bébé qui sanglote dans
les bras de son père, une vieille dame qui geint dans un fauteuil, un abcès
dentaire, deux fractures. Je m’impatiente, j’hésite entre écouter, compatir et
me boucher les oreilles. Je sais que les médecins font ce qu’ils peuvent. Mais
c’est dur de faire attendre toute cette souffrance.
Le jeune homme revient, mi-affolé, mi-joyeux.
-Ils ont dit que je dois l’enregistrer, enfin faire
l’admission vous savez ?
-Ça avait l’air d’être pour bientôt, monsieur, non ? On
pourra faire cela après, vous savez.
-Oui, je sais, je… Mais je ne crois pas que je vais rester
là-bas. Je ne sais pas si je peux, vous savez, elle a l’air tellement, et puis
je ne sais pas comment faire. Quand je la touche, ça n’a pas l’air d’aller, il y
a une des dames qui a l’air de savoir beaucoup mieux.
C’est sorti comme une petite fontaine timide, hésitante et débordante.
-Mais vous n’avez pas peur de rater l’arrivée du bébé ?
-Euh, je ne sais pas, je ne sais pas s’il y a besoin de moi.
Vous savez, elle crie fort, je ne l’ai jamais vue comme ça. Et j’ai peur du
sang, je dois dire. Vous pouvez m’accompagner ?
Je le regarde pendant qu’il parle, et il passe par toutes
les couleurs de l’arc en ciel. Il est jaune, vert, gris, rouge. Il doit avoir vingt-cinq
ans, il articule ses mots puis en mange le tiers, il a la politesse d’un
enfant. Sa candeur aussi. J’entends dans un contretemps qu’il m’a demandé de
l’accompagner. Je me sens soudain l’âme d’une poule avec son poussin, un
oisillon tombé du nid.
Je jette un œil alentour, et j’appelle Gisèle, qui est en
pause.
-Gigi dis-moi, tu peux me remplacer dix minutes, il y a une
urgence.
-Oh, bon sang Laura, je viens juste de me servir le
café !
Je contourne mon comptoir d’accueil et je me dirige vers les
ascenseurs. Je me retourne, il n’a pas bougé. Venez monsieur, ça va aller. Il a
l’air d’un petit garçon de trois ans le premier jour de l’école, qui voudrait
disparaître dans les jambes de sa mère, rester toujours dans son odeur et ne
jamais franchir la porte.
On arrive dans le service obstétrique, je me renseigne, il
est immobile, allez venez, je lui attrape la main. On pénètre dans la chambre
d’accouchement, il se colle presque derrière moi. La sage-femme lève rapidement
les yeux vers moi, tout va bien, je le vois. Maryse une des auxiliaires s’est effectivement
postée à coté de la jeune femme qui est accroupie, et les sons de sa gorge
ressemble à la vie qui arrive. C’est imminent, oui. Je me retourne vers le poussin,
il est blanc à présent.
Je lui tiens la main, le fait passer devant moi, le pousse
vers sa femme, et j’appuie doucement sur ses épaules pour qu’il la rejoigne, il
s’assoit à côté d’elle. Je reste derrière lui, je murmure quelques mots qui
rassurent. Il retient ma main.
Le rythme des contractions a l’air d’être à son comble,
j’aperçois le visage ruisselant de la jeune femme, elle se tourne soudain vers
l’oisillon, et lui sourit, presque surprise de sa présence. Ça dit bienvenue,
ça dit soulagement. Elle replonge dans les profondeurs abyssales. La voix de la
sage-femme est ferme et rassurante.
-Courage madame, votre bébé arrive, il est presque là.
Je lâche doucement sa main, et je m’échappe sans bruit.
chocs
frottements
silences
chocs
consentis, accueillis, maitrisés
mille nuances de frottements
et le silence entre
courses légères, parquet effleuré
un concert sourd imprévisible
la peau chuchote avec le bois
elle aime les voir répéter
sans le piano
et sans l'orchestre
plus encore
les écouter danser
les yeux fermés
et les silences
puis les respirations s'en mêlent
enflent doucement
un autre rythme
une seule grande vague
inspire
expire
et quelques râles, parfois, échappés
tous les tous les chocs
et les frottements
et le silence entre les râles
et le silence pendant les sauts
le temps alors est suspendu
retiens ton souffle
écoute les s'envoler
prépare toi à savourer
l'instant
de leur rencontre avec le sol
de leurs rencontres avec le sol
à l'unisson
à savourer
surtout surtout
les infimes décalages entre eux
traces de l'unique de chacun
dans ce ballet bien ordonné
Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de L'éternel mari de Dostoïevski.
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