lundi 19 mai 2014

"Je la ferai fuir en s'échappant à travers ongles et soupirs, vers l'impossible, vers le néant, grimpant à la moelle lente et à l'oxygène, s'agrippant à des souvenirs et à des raisons comme une seule main, comme un doigt coupé agitant un ongle de sel désemparé."


Marina dit /

























Anne dit/



Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de Matériel nuptial, un poème du recueil  "Résidence sur la terre" de Pablo Neruda.

N'oubliez pas notre INVITATION à CRéER #01 ! Nous accueillions vos créations à cette adresse : lunedit9h13@gmail.com, jusqu'au 29/05, minuit, dernier délai !

lundi 12 mai 2014

"Le jeune homme était essoufflé et tout ému."


Anne dit/


Le jeune homme était essoufflé et tout ému.
A l’entrée de l’hôpital, il cherche mi-hagard, mi-survolté, qui interpeller.
-Ma femme dehors dans la voiture, elle ne peut pas marcher.
Puis, il a l’air de murmurer en criant. Aucun mot ne sort de sa bouche.
-Elle est blessée, monsieur?
-Non, je ne crois pas. Elle…, elle accouche.
Deux brancardiers des urgences s’activent avec efficacité.
Je les vois traverser le hall quelques minutes plus tard en sens inverse, avec une femme, enceinte en effet, on dit même parturiente dans sa situation. En la voyant, je me redis à mi-voix ce mot, que je trouve toujours bizarre. Il ne lui ressemble pas, la tête renversée en arrière, les cheveux mouillés de transpiration, le visage aussi détendu qu’il était sans doute crispé quelques secondes auparavant.
Le jeune homme suit en courant, les bras chargés de sacs, son visage cherchant à se hisser au dessus pour ne pas perdre de vue la trajectoire de sa femme, qui pourrait disparaître soudain derrière une porte. Je les perds de vue.

Les allées et venues des malades en attente n’ont pas cessé. Dans cette petite clinique de province, il y a de tout, à toute heure. Parfois rien, parfois trop, j’oriente, j’enregistre, je vois passer les drames, je consigne la mort, je vois fuser le soulagement et la joie, j’aperçois le début de la vie. Ce matin c’est plutôt tranquille, un bébé qui sanglote dans les bras de son père, une vieille dame qui geint dans un fauteuil, un abcès dentaire, deux fractures. Je m’impatiente, j’hésite entre écouter, compatir et me boucher les oreilles. Je sais que les médecins font ce qu’ils peuvent. Mais c’est dur de faire attendre toute cette souffrance.
Le jeune homme revient, mi-affolé, mi-joyeux.
-Ils ont dit que je dois l’enregistrer, enfin faire l’admission vous savez ?
-Ça avait l’air d’être pour bientôt, monsieur, non ? On pourra faire cela après, vous savez.
-Oui, je sais, je… Mais je ne crois pas que je vais rester là-bas. Je ne sais pas si je peux, vous savez, elle a l’air tellement, et puis je ne sais pas comment faire. Quand je la touche, ça n’a pas l’air d’aller, il y a une des dames qui a l’air de savoir beaucoup mieux.
C’est sorti comme une petite fontaine timide, hésitante et débordante.
-Mais vous n’avez pas peur de rater l’arrivée du bébé ?
-Euh, je ne sais pas, je ne sais pas s’il y a besoin de moi. Vous savez, elle crie fort, je ne l’ai jamais vue comme ça. Et j’ai peur du sang, je dois dire. Vous pouvez m’accompagner ?
Je le regarde pendant qu’il parle, et il passe par toutes les couleurs de l’arc en ciel. Il est jaune, vert, gris, rouge. Il doit avoir vingt-cinq ans, il articule ses mots puis en mange le tiers, il a la politesse d’un enfant. Sa candeur aussi. J’entends dans un contretemps qu’il m’a demandé de l’accompagner. Je me sens soudain l’âme d’une poule avec son poussin, un oisillon tombé du nid. 
Je jette un œil alentour, et j’appelle Gisèle, qui est en pause.
-Gigi dis-moi, tu peux me remplacer dix minutes, il y a une urgence.
-Oh, bon sang Laura, je viens juste de me servir le café !

Je contourne mon comptoir d’accueil et je me dirige vers les ascenseurs. Je me retourne, il n’a pas bougé. Venez monsieur, ça va aller. Il a l’air d’un petit garçon de trois ans le premier jour de l’école, qui voudrait disparaître dans les jambes de sa mère, rester toujours dans son odeur et ne jamais franchir la porte.

On arrive dans le service obstétrique, je me renseigne, il est immobile, allez venez, je lui attrape la main. On pénètre dans la chambre d’accouchement, il se colle presque derrière moi. La sage-femme lève rapidement les yeux vers moi, tout va bien, je le vois. Maryse une des auxiliaires s’est effectivement postée à coté de la jeune femme qui est accroupie, et les sons de sa gorge ressemble à la vie qui arrive. C’est imminent, oui. Je me retourne vers le poussin, il est blanc à présent.
Je lui tiens la main, le fait passer devant moi, le pousse vers sa femme, et j’appuie doucement sur ses épaules pour qu’il la rejoigne, il s’assoit à côté d’elle. Je reste derrière lui, je murmure quelques mots qui rassurent. Il retient ma main.
Le rythme des contractions a l’air d’être à son comble, j’aperçois le visage ruisselant de la jeune femme, elle se tourne soudain vers l’oisillon, et lui sourit, presque surprise de sa présence. Ça dit bienvenue, ça dit soulagement. Elle replonge dans les profondeurs abyssales. La voix de la sage-femme est ferme et rassurante.
-Courage madame, votre bébé arrive, il est presque là.
Je lâche doucement sa main, et je m’échappe sans bruit.


Marina dit/ 

chocs

frottements
silences

chocs 
consentis, accueillis, maitrisés
mille nuances de frottements

et le silence entre

courses légères, parquet effleuré
un concert sourd imprévisible
la peau chuchote avec le bois

elle aime les voir répéter
sans le piano
et sans l'orchestre

plus encore
les écouter danser
les yeux fermés

et les silences

puis les respirations s'en mêlent
enflent doucement
un autre rythme
une seule grande vague
inspire
expire
et quelques râles, parfois, échappés

tous les tous les chocs
et les frottements 
et le silence entre les râles

et le silence pendant les sauts

le temps alors est suspendu
retiens ton souffle
écoute les s'envoler
prépare toi à savourer

l'instant 

de leur rencontre avec le sol
de leurs rencontres avec le sol
à l'unisson

à savourer 
surtout surtout
les infimes décalages entre eux

traces de l'unique de chacun
dans ce ballet bien ordonné


Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de L'éternel mari de Dostoïevski.

mardi 6 mai 2014

Invitation à créer ! #01

On aime beaucoup ce que "l'une dit" provoque dans nos vies et on a envie de partager cette expérience !
On est gourmandes de créativité en général, et curieuses de la vôtre, lecteurs de ce blog, en particulier.

Alors, on vous invite à venir participer !

Une fois par mois.
Sur un thème qu'on vous propose.
Sous la forme de votre choix.

Première proposition,
d'un cycle sur les cinq sens :

"Voir"

Nous accueillons vos créations à cette adresse : lunedit9h13@gmail.com,
jusqu'au jeudi 29 mai, minuit dernier délai, 
pour une publication le lundi 2 juin, à 9h13 !

Images en .jpeg, textes en .doc.
Et précisez-nous le nom d'auteur que vous souhaitez faire apparaitre
et un lien éventuel vers votre blog ou site !

On a hâte !

Anne et Marina

lundi 5 mai 2014

"Soutenu par le contrôleur, le vieux passa devant moi, en conversation de nouveau avec quelque interlocuteur invisible"


Marina dit/


























Non, mais c’est qui celle-là ! T’es qui toi ? T’es qui, d’abord ? T’es qui, j’te d’mande ? T’es qui, à me regarder comme ça ? T’es qui tout court… Tout court. Mais pas toi. Toi t’es là, figée. Tu m’regardes. T’es moche. Tu m’fais penser à ... Décoiffée. Blême. Cernée. On est cernés ? Toi ouais, en tous cas. Ouais. T’as mauvaise mine.

Ah, ça t’a surprise aussi. Cette porte qui a. Vlan. Clac. Fermée. Ouais, ça t’a surprise aussi. J’ai vu, t’as tourné la tête, vite fait. Mais c’que t’aime, c’est m’regarder. On dirait qu’t’as qu’ça à faire. T’as qu’ça à faire ou quoi ? Ah ! Aaaah ! Grrr… Ouais, c’est ça, tu m’réponds. Taquet. Tout pareil. A la seconde. Œil pour œil. Dent pour dent. C’est p’t'être bien plutôt à moi que tu m’fais penser en fait. 

Vlan. Vlan. Clac. Encore portes qui claquent. Et ces cris… Pas moyen d’être tranquille ici. Les portes ferment pas à clés. Et ouais. C’est bizarre. Ça t’étonne aussi, je vois. T’hausses les sourcils. Soucis. T’inquiète pas, va. Ça vient de la chambre d’à côté. T’es pas habituée encore ? Pourtant, ça fait un moment qu’t’es là ! À m’observer. J’me souviens plus quand t’es arrivée. A peu près comme moi, non ? J’me souviens même plus depuis combien de temps je suis là. Même plus. Même plus d’où j’étais avant. Avant ce froid blanc, gris métal froid aussi. Vlan, clac. Lumière m’aveugle. Murs verts. Glauques. Vers. De terre. Vers de terre dans ta chair. Et peur. J’ai peur. J’ai peur du loup. Du loup. Du vide. Du noir. 

Le seul endroit où je suis un peu bien, c’est ici. Scie. Scions, scions du bois. Tout est bien rangé ici. Rangées de carreaux bien rangés. Blancs. Lisses. Brillants. Un peu. Sauf au bout de la ligne. Y sont pas coupés bien droit. Mais j’regarde pas par là. Et puis, t’es là, toi, finalement. T’es là. A chaque fois. Avant, c’est le noir. Et j’ai peur du noir. C’est pour ça que j’viens ici. Ils laissent allumé toute la nuit, pour qu’on les dérange pas, quand on a envie. Mais dans la chambre, lumière, pas l’droit. Parait qu’ça dérange les autres. Parait. Comme si y’avait qu’ça, la lumière. Z’entendent pas les cris ou quoi ? Avant, y’avait pas ces cris. Des cris. Décris. Décris-moi avant. 

J’m’en souviens pas, mais y’avait pas ces cris. J’m’en souviens pas, mais j’ai mal, quand j’y pense. Quand j’y pense, ça saigne dedans. Là, ouais, là, dans la poitrine, t’as compris. T’es pas bavarde mais tu comprends vite. Ça saigne. Et ça hurle. Hurle. Femme qui hurle. Désespérée. Déchirée. Déchiquetée, dedans. Elle hurle. Enfin, elle veut hurler mais ça sort pas. Mais c’est fort. C’est fort. Trop fort. Arrête. Arrête, j’te dis ! Arrête. La tête contre les murs… Faut pas. La dernière fois, y z’ont pas aimé. Attachée. Dans mon lit. Plusieurs jours. Tu m’as manqué la dernière fois. Manquer. Manquer d’air. Un petit air. Sur le bord. Du ruisseau. D’avant. Trombes d’eau. La nuit, les phares, le choc, les cris. Toi, loin. Trop loin. Trop mal. Et la nuit, de nouveau.

Et j’ai peur du noir, j’t’ai dit.


Je leur ai dit, ferme les yeux, je vais te photographier. C'est la photographie de gauche. Je leur ai dit, pense à la présence d'une personne qui a compté dans ton existence, ou pense à la présence d'une personne que tu aimes... C'est la photographie de droite.

Est-ce que quelque chose change?
 




Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de Noël dans la barque, "Un thé bien fort et trois tasses" de Lygia Fagundes Telles.