Marina dit/
Il s'est levé, lavé, habillé
Tout ça sans trop y penser
Juste laisser surnager l'idée
Assez pour savoir qu'il fait tout pareil - dehors, tout pareil
Mais qu'en fait il ne va pas là où on croit qu'il va
Aujourd'hui, il prend l'autre chemin
Il a mis ses clés dans sa poche
Mais il a laissé la porte entrouverte en sortant
Sa vieille sacoche à la main
Il a pris le métro
Mais pas la même couleur
Au changement de couleur, il a suivi la même foule
Fluide, docile, à droite du couloir
La même
Mais pas la même
Aussi pressée, stressée, disciplinée
Mais celle d'un autre couloir
Voilà la gare
Voilà le train
Voilà un compartiment pour huit
Où il est seul
Où il est seul
Par la fenêtre
Immeubles gris puis coins de rue
Immeubles gris, coins de rue
Compter les immeubles
Compter les coins de rue
Ça sent déjà la mer
Ça balance, ça ronronne, ça sursaute
Dans son cœur
Ça sent déjà la mer
Et derrière ses paupières
Ça secoue, ça roule, ça brimbale
Ça sent déjà
Ça sent déjà la mer
Ça va, ça vient, ça tangue
Ça sent déjà la mer
Déjà
La mer
Ça ballotte, ça vacille, ça glisse
Ça sent déjà
Ça sent déjà la mer
Qui clapote qui murmure qui chuchote
Qui berce qui console qui bruisse
Déjà
La mer
Bientôt
Il n'y a plus que l'eau
Il n'y a plus que l'eau
Lui
Flottant sur le dos, et le bruit
De l'eau
Flottant sur le dos, et le bruit
De l'eau
Toujours en mouvement
Sois adulte avait dit sa mère. Sois adulte, merde.
Ah oui, c’est vrai, on est adulte à 17 ans. Est-ce déjà de
mon âge d’être adulte, Maman ?
Pas assez adulte pour boire, pour fumer, pour conduire, pas
assez adulte pour faire l’amour, partir de chez elle, gagner sa vie.
Assez adulte pour décider maintenant quoi faire de ces
longues heures qui la conduiraient de son premier emploi jusqu’à sa retraite. Assez
adulte pour déjà renoncer à tous les autres choix, assez adulte pour céder aux
vindictes de la conseillère d’orientation qui lui vantait les mérites du BEP
sanitaire et social contre celui de secrétariat. Il y a quand même plus de
débouchés. Et vous travaillerez dans l’humain. Passionnant, l‘humain.
Elle l’a soupçonnait surtout de vouloir la caser. Raccrocher
la décrocheuse, mission accomplie.
Travailler ? Ça s’accélérait dans sa tête. Une
accélération stérile qui faisait juste du bruit, qui n’avançait pas du tout.
Même en travaillant à temps plein, avec le genre de salaires
promis, elle n’aurait pas de quoi assurer
la caution d’un appartement. Il faut que vous gagniez quatre fois le montant du
loyer, disaient-ils tous dans les agences. Elle pouvait attendre longtemps. Ou
aller travailler dans la Sarthe.
Et elle n’aurait plus le temps pour son cours de salsa du
jeudi soir, pour passer les heures qu’elles voudraient au téléphone, pour
regarder des séries à la pochetée jusqu’à en être saoule.
T’auras surtout plus le temps pour tes conneries, traîner
dehors et aller piller les maisons des beaux quartiers.
Juste visiter Maman, j’ai rien volé.
Mais, Elise, tu as entendu ce qu’ils ont dit chez le juge ?
La prochaine fois c’est le centre d’éducation fermé. Tu ne vas pas y couper
cette fois.
Sa mère réactivait des menaces qui lui pendaient au nez.
Parfois, elle imaginait un carton suspendu au bout de son nez, avec écrit
dessus délinquante, en grosses lettres. Et ça la faisait rire.
Après deux mois d’école, qu’elle avait à peu près tenu, elle
avait l’impression de déjà tout connaître à force de s’entendre répéter deux
fois, trois fois, mille fois les mêmes choses. Alors, elle s’endormait souvent
et finissait un peu larguée, un tout petit peu. Juste ce qu’il fallait pour
laisser à distance le moindre risque d’excellence.
Elle se sentait étrangère, étrangère dans l’école, étrangère
au milieu de toutes ses filles, étrangère dans les stages pratiques. A l’approche
de celui qu’elle ferait en maison de retraite, ses camarades l’avaient raillée.
Ah, tu vas faire ton baptême. Avec ta gueule, elles ne vont pas te rater les
bonnes femmes là-bas.
Son mètre soixante quinze, ses cinquante kilos, sa crête
violette, ses piercings, sa nuque rasée, c’est vrai qu’elle détonnait à peu
près partout. Et avec leur hargne, elles avaient réussi à lui faire peur. Elles
faisaient les fières, mimaient le dégoût des couches sales, les peaux fripées,
les dentiers, les grognements, l’absurdité des propos articulés péniblement à
deux à l’heure. Elles riaient grassement. Elise tremblait.
Son premier jour avait été à la hauteur de ces sorts jetés.
La sécheresse de l’aide soignante qu’elle avait dû accompagner dans toutes ses
tâches, aussi aride que les silhouettes qui se déplaçaient à peine. Et qui n’adressait
pas la parole aux petits vieux, qui tenait le rendement à la force de ses bras musclés,
la rapidité des soins et des nettoyages, faits à demi mais faits tout de même,
avec une agilité chirurgicale, pas le temps de parler, juste le temps de
soupirer entre deux, comme une longue plainte étouffée et de fumer quelques
cigarettes.
Tout y était, la saleté cachée derrière l’odeur de javel,
les remontées de désinfectant qui disaient des plaies qui n’en finissaient pas,
les visages fatigués, les regards délavés et absents. Une souffrance indicible
qui rentraient dans tous les pores de sa peau. Le dégoût agrippé à la base de
sa gorge ne l’avait pas quitté de toute la nuit.
Deuxième jour, elle avait failli ne pas y aller. Comment approcher
à nouveau ce qui la révulsait de toutes parts ? Sois adulte, merde, avait
dit sa mère. Allez juste un deuxième jour, s’était elle dit à elle-même.
On l’avait collée avec la grosse dame rousse. Toute serrée
dans sa blouse, les seins débordants, une tignasse rapidement ramenée en une
tresse sans charme. Une frange trop longue qui cachait ses yeux. Bon, ce matin,
tu suis Françoise, et demain tu prends ton service toute seule, on manque de
personnel, observe la bien.
Dès la première chambre ça avait été différent. Françoise
rentrait dans chaque chambre en chantant presque le nom de la personne, un peu
comme une boulangère qui vous proposerait de déguster un peu de son pain chaud
depuis votre lit de malade. En même temps, elle n’était pas chez elle, et usait
de la pudeur d’une invitée.
A l’approche de chacune de ces toutes vieilles personnes, elle
se mettait en mouvement d’une manière différente, comme en contagion de leur
être singulier. Elle attrapait un détail, complimentait les photos de famille, se
souvenait du prénom du petit-fils, caressait les cheveux, nouait un chouchou
rose, malaxait une tension dorsale, approchait le fauteuil de la lumière, s’exclamait
de la vue sur le magnolia du jardin, promettait une promenade que sans doute
elle ferait, chantait dans le silence de celle qui ne parlerait plus jamais,
essuyait les larmes du jeune veuf de 103 ans, remerciait, reconnaissait,
discutait, rougissait de bon cœur, touchait, même un temps bref, et avec une
délicatesse infinie.
Et elle courrait d’une chambre à l’autre, laissant gigoter
son corps qui ne paraissait plus lourd mais juste généreux, et cette natte qui
dansait dans son dos, avec la fluidité d’une danse souvent répétée. Pour
pouvoir dans chaque chambre avoir deux minutes de plus, deux minutes de vie, deux
minutes qui donnaient à Elise pour une fois, la première depuis longtemps, un
peu de l’envie d’être adulte.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour nous laisser un commentaire :
1 - écrivez votre commentaire dans le cadre,
2 - si vous avez un compte (google ou wordpress par exemple) identifiez dans le menu déroulant, sinon, dans ce même menu, choisissez nom/URL et remplissez la case nom avec votre vrai nom ou un pseudo; par contre, la case URL n'est pas obligatoire mais n'hésitez pas à la remplir si vous avez un site ou un blog : on pourra vous rendre visite !
3- cliquer sur "publier" et hop, un petit mail nous parvient : votre commentaire est, comme on dit, "en attente de modération" et sera publié dès que nous l'aurons validé !
Au plaisir de vous lire !