Anne dit/
Cours du vendredi. Arts plastiques. En option.
Au lycée on est une dizaine à avoir choisi cette
« option facultative ». Je n’aime pas la prof. La même depuis la 6ème.
Elle me fascine un peu pourtant, dans sa sècheresse souveraine, son autorité
hostile. Je me souviens de la forte impression qu’elle m’avait faite en nous
montrant deux manières de dessiner une pomme, au collège. Elle avait fait sa
démonstration sur le tableau noir, avec sa craie blanche et son aplomb. Un
premier dessin basique, le semblant d’un cercle qui se rejoint légèrement vers
l’intérieur, la forme d’une pomme, vulgaire, même pas enfantine, avec la petite
queue, d’un seul trait négligé. Trois secondes. Et puis un autre, recherché, avec
la découpe, les ombres griffonnées, l’apparition du volume, faisant tout de
suite sentir la maitrise du coup de crayon, la naissance potentielle d’une âme
dans chaque dessin. Une minute.
Je n’ai jamais eu ce coup de crayon. Il m’a toujours rendue
admirative, et sans doute un peu envieuse. J’aime l’art, comme on peut aimer une
voie souterraine, une promesse, en caressant l’idée qu’adulte, j’aurais le
droit de l’emprunter, comme une échappatoire à la banalité. En attendant, je l’occupe
effrontément comme un droit d’exister, même si je dois tricher un peu, et l’aborder
plus avec ma tête qu’avec le talent de mes dessins.
Je m’y sens toujours un
peu en imposture, et souvent empruntée. C’est pareil avec les femmes. Etre
femme, et tout ça. J’emprunte les codes de ce clan, plutôt que de les habiter
vraiment. Je me souviens de mes années de collège, où je guettais mon corps
pour qu’enfin mes seins poussent, pour qu’enfin il libère le sang qui ferait de
moi une femme. Comme je jalousais les jolies filles qui avaient l’air d’avoir dix-sept
ans plutôt que douze, alors que je faisais désespérément mon âge et seulement
mon âge. A la piscine, chaque semaine, il y avait celle qui restait au bord de
l’eau, tournant un peu en rond, avec son jean retroussé et tous ses autres
habits malgré la moiteur, et avec le carnet signé de ses parents : « indisposée ».
Moi j’étais toujours disposée, et sans le moindre sein en vue sous mon maillot
bleu marine et sans charme. J’ai compensé très vite par l’audace de mes mots et
de mes initiatives. Fumer, crier dans la rue, provoquer les adultes, en faire
trop pour sembler plus grande, rougir mes lèvres, mettre des talons bruyants,
faire l’amour trop tôt et sans en avoir envie, mais appartenir enfin au monde
des femmes.
Petite fille déjà j’étais hypnotisée par celles qui pouvaient
tomber dans les pommes quand j’avais toujours le rose aux joues, par celles qui
n’avaient pas le droit de se salir et restaient docilement au bord des balançoires
et des cages à poule, quand j’avais déjà déchiré ma nouvelle jupe et écorché
mon genou.
-Mathilde, vous êtes où là ?
Retour au cours de madame Vasquez.
-Donc je disais, y compris pour Mathilde, qu’avec le médium
de votre choix, graphique ou visuel, vous aller traiter ce sujet universel, que
tout artiste aborde tôt ou tard : l’Amour. Et je vous en prie, épargnez moi
les banalités.
Elle n’est pas à une contradiction près madame Vasquez. Je
vous donne le sujet le plus écumé au monde, sur lequel on a tout dit et répété,
mais soyez originaux mes petits chéris, hein, surtout. Mouais.
Ok, alors, l’amour. Bon il faut l’avouer, je ne connais pas.
J’ai eu quelques expériences, histoire de pouvoir en parler, expériences plutôt
malheureuses. Non, même pas malheureuses : sans intérêt profond, sans
élan. Concentrée seulement, à guetter là aussi, que mon corps et mon cœur disent
les choses promises, en vain. Rien à voir avec tout ce que j’ai pu lire et entendre.
Rien à voir avec Manon et Baptiste, son amoureux de Bordeaux. Leurs lettres quotidiennes,
leurs jolis timbres, leurs poèmes intenses et mystérieux, leurs retrouvailles
passionnées. Les voir se tenir la main, quand il vient la chercher à la sortie
du lycée, c’est mieux qu’un film romantique. Tout y est, les yeux allumés, les
joues rouges vifs, beaux comme les premiers humains dans la nudité de leurs
sentiments, visibles pour tous, sans pudeur. Moi, je pourrais les regarder des
heures, alors que le reste du monde semble oublié d’eux pour toujours, et c’est
mieux que tout ce que j’ai connu jusque là.
Je me dis gare et je me dis photo. Pour le travail en art
plastiques. Je me dis, n’ayons pas peur des clichés, tanpis pour madame
Vasquez.
Le lieu qui m’inspire le plus l’amour : une gare. Ici,
tous les amours nous font croire qu’ils sont éternels et je suis d’accord d’y
croire, ça ne me demande pas beaucoup d’efforts.
Je traine donc gare de Lyon avec mon vieux reflexe en
bandoulière. A l’affût. Prête à cueillir n’importe quel grand événement amoureux
qui se trame forcément au bout de ses quais, au milieu de ses annonces de
départs et d’arrivées, de ses horaires jamais ronds, dans le raffut des allers
et venues pressées, que rien n’arrête. Je me sens très vite maussade, à espérer
saisir l’image pleine d’émotion, pas banale pour autant, audacieuse voire
subversive, jamais vue. En somme : parfaite. J’ai dû voir trop de films et
je traîne des pieds, je photographie les mannequins nus des devantures de
boutiques discount, la vitrine du traiteur chinois, l’amour ne va pas très loin
aujourd’hui. Plastique et glutamate.
Retour en métro, je n’ai rien de bon, et tant pis. Double tant
pis pour madame Vasquez, ni cliché, ni révélation. Cette fois se sera
bredouille, ou inventer encore je ne sais quel concept auquel je ne croirais pas
mais qui s’ajoutera brillamment à ma série conceptuelle et sans âme, qui me
donnera surement quelques point de bonus pour le bac. Peut être que vouloir être
sincère me condamnait à être banale, je préfère l’imposture.
Ronron du métro, retour maison. En face de moi, sur le
strapontin, une jeune femme. Elle semble dans un immense calme, lointain, sans
émotion. Elle regarde fixement vers la vitre sur sa gauche. Et des larmes
coulent de ses yeux, qu’elles essuient à intervalles réguliers, sans affect
presque. C’est dans le mouvement fébrile de sa main quand elle touche les
larmes, dans ce tout petit geste mouillé que je devine le chagrin. Un chagrin
d’outre-tombe, déchirant, indicible, assourdissant de son silence qui me prend
à la gorge. Son visage reste complètement silencieux. Et ses yeux coulent sans
fin.
Je regarde cette femme, quelques années de plus que moi, des
grands yeux qui brillent d’être lavés de toute cette eau, des cheveux longs,
bruns, rassemblées à l’avant de son épaule gauche, sur un foulard fleuri qui
entoure son cou avec une noblesse un peu gitane, des lèvres très rouges,
appétissantes comme une framboise. J’ai l’impression de deviner son odeur,
fleurie aussi. Je suis hypnotisée. Sentir son odeur de près. Essuyer chacune de
ses larmes et peut être même en goûter la saveur salée. J’ai l’impression que
je ne pourrais que la suivre, elle va descendre bientôt, je ne peux que la
suivre, toucher sa joue, entendre le son de sa voix, connaître son nom. Elle se
lève, je sors de sous la fermeture éclair de mon pull mon appareil photo, elle
se met devant la porte, le métro s’arrête, je me lève, elle lève la poignée en
métal, mademoiselle, elle se tourne vers moi, trop peur de rencontrer son
regard, j’appuie sur le déclencheur, elle s’en va.
Les portes se referment brutalement. Je n’ai pas vu son
visage au moment décisif. J’ai souri, et j’ai fermé les yeux. J’espère que ça
sera le visage de l’amour.
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