lundi 31 mars 2014

"Elle sait que cela n'est pas une bonne idée : demander à une personne de se calmer, c'est la rendre plus nerveuse encore."



Marina dit/




Anne dit/







































Il était maintenant face contre terre et se débattait de tout son petit être musclé. Elle n'entendait plus les sons, tout était brumeux, et l'extrême colère qui l'habitait quelques minutes auparavant avait complètement disparue, emportant avec elle tout le reste de l'énergie qui la tenait debout.
Etait-ce bien son petit garçon à elle qui hurlait à travers tout le supermarché de son cri le plus strident ? Elle tomba à genou à côté de lui. Tous les deux au sol, sur le carrelage froid, au milieu du rayon chocolat et bonbons, au milieu des clients indignés de voir cette mère et son vilain petit garçon. Ce petit et sa comédie, ce petit et sa mère qui ne savait pas l'éduquer, ce petit et sa mère qui… Moi, jamais, de mon temps, ah non…C'est incroyable comme les jeunes parents ne savent pas s'y prendre avec leurs enfants… Moi, je lui en aurais mis une bonne et je vais vous dire c'était réglé, hein, il ne moufterait pas...

Roxanne sentit un frisson lui traverser l'échine, un air glacé. La glace de ces vieilles commères qui savaient tout mieux que tout le monde. Et surgie du passé, la glace de sa mère, de ses jolis tailleurs propres et beiges, de sa taille fine, de sa tête haute. Sa mère qui avait eu si peur qu’elle se tienne mal et qu'elle lui fasse honte. Sa mère pour qui elle s'était escrimée à être la petite fille la plus sage du monde. Sa mère dont elle n'avait pas goûté les bras : le délice de cet abandon contenu jusqu'à sentir deux petites ailes pousser là, au creux des épaules, et l’appel du large.
Elle se souvint de ce visage maternel, quand elle-même avait fait le grand pas, et des paroles assenées : ne pas trop se fatiguer, ne pas le gâter, lui coller une tétine s’il faisait des caprices et se réjouir le jour où enfin il ferait ses nuits. Elle avait oublié de lui dire d’admirer ses longs regards qui sembleraient venir d’une autre dimension, de sentir son odeur sucrée, d’écouter sa respiration et ses adorables petits sursauts dans le sommeil ; ça et toutes les autres choses minuscules et sans importance.
Elle se souvint des puéricultrices, de leurs conseils qui avaient sonné comme des ordres pour qu’elle leurs confie son bébé la nuit : Madame, il faut vous économiser ! Et les nuits sans lui, à oublier que ses seins se gorgeaient d'amour, à oublier qu'elle aurait juste voulu coller son petit corps contre le sien. Ces nuits à oublier qu'elle n'osait pas, ces nuits pour ne plus jamais oser devenir la louve qu'elle aurait pu laisser surgir du fond de ses tripes. Adieu louve et tripes, bonjour air glacé, merci Maman.

Il s'était mis debout à côté d'elle, il la regardait de ses grands yeux délavés, les joues piquées de rouge, le nez laissant couler un peu du liquide transparent jusqu'à sa bouche. Ses grands yeux inquiets et surpris de la voir à terre, laisser couler ses larmes, lâcher les armes et le rejoindre au meilleur endroit où l'on puisse se tenir après tout dans un supermarché. Pour voir le spectacle des chariots qui passaient, remplis des caprices de l'un et des nécessités de l'autre, remplis de la vie des gens, elle-même remplie par cette quantité de produits inutiles et indispensables.
Elle l'attrapa contre elle comme une chatte, et s'adossa aux dizaines de plaquettes de chocolat qui trônaient dans le rayonnage. Elle tourna la tête vers la perspective en long qui avait l'air soudain de vomir des kilogrammes de sucre et de friandises criardes ; les couleurs saturées, les papiers brillants, les paquets entassés.

Elle se revit quelques minutes auparavant, guidant son chariot d’un pas rapide, se dépêchant de le remplir de tous les repas équilibrés de la semaine : les légumes les fruits et les laitages, la pub du ministère, la bonne conscience et le devoir d'être en bonne santé. Et son petit garçon qui voyait échapper à ses mains tout les trésors qu’il apercevait: les attraper ces gros yoghourts au chocolat, les engloutir, courir partout et grimper sur les caisses… Je peux descendre Maman ? Et son mari qui l'attendait dans la voiture, et se dépêcher, et non non non, je t'ai dit non… Je peux descendre Maman ? Non c'est non, ça suffit et si tu continues ça va mal aller… Maman ? Attention, méfies-toi… Maman ? Et puis son fils par terre qui hurlait, et la honte, et hurler plus fort que lui, et le faire taire, pitié le faire taire, pitié, tais-toi !

Elle le sentait maintenant contre elle qui pleurait doucement, hoquetant encore les larmes qui l'avaient secoué.

-Ça te donne envie tout ça, hein, mon chéri?
-Oui maman. Très envie.

Elle se releva, lui tendit la main, il répondit d’un sourire gourmand, le visage mouillé. Leurs mains s’agrippèrent, ils se dirigèrent vers les portes automatiques de la sortie. Laissant au milieu du rayon leur chariot, abandonné.



 Le titre du billet est notre citation inspiratrice, extraite de La solitude du vainqueur de Paolo Coelho.


2 commentaires:

  1. Marina , j'ai aimé les pulsations qui montent , l'emballement du coeur , la colère sourde … et l'apaisement qui vient , qui est là.
    Anne , j'ai retrouvé des images d'enfance et d'enfants , la violence du lieu de consommation ,l'envie toujours présente , le lâcher prise maternelle nécessaire , le vide de ces lieux et la lumière du regard de l'enfant. Lire le dernier livre d'Annie Ernaux sur l'hypermarché. Lieu de vie mais aussi lieu d'envie .

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  2. J'aime vos échanges, la puissance des textes choisis et les bouilles associées....

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